Baroque et Contre-Réforme

L’exemple du baldaquin de Saint-Bruno lès Chartreux

Classes de Quatrième, de Première littéraire et option Arts

Article publié dans “Historiens-Géographes” de mai 2007

 

Analyser une seule oeuvre d’art spectaculaire peut être un bon moyen pour mobiliser les élèves dans la compréhension d’un mouvement artistique. Mais, au-delà de la description, la question du sens de l’oeuvre doit être abordée. Plusieurs démarches sont ici proposées qui répondent à la problématique d’ensemble sur l’articulation entre art et histoire.

 

Baldaquin baroque

Le baldaquin vu depuis la nef, photo Céline Vautey

L’église Saint-Bruno de Lyon a été jusqu’à la Révolution le bâtiment central d’une Chartreuse. Fondée en 1585, la Chartreuse du “Lys Saint-Esprit” a fait l’objet de deux campagnes de travaux, l’une au XVII” siècle, l’autre au XVIII” siècle. L’église représente un des plus beaux monuments baroques de France ; elle vient d’être rendue à sa splendeur après deux ans et demi de travaux de restauration (2003-2005). Le somptueux baldaquin, à la croisée du transept, est une pièce unique du fait que ses draperies sont de véritable tissu, stuqué. Son caractère spectaculaire est propre à faciliter l’entrée des élèves dans le monde baroque et sa symbolique un moyen commode d’aborder la Contre-Réforme catholique.

Réflexion préalable sur art et histoire

Dépassons le débat savant sur les rapports entre art et histoire. L’art a-t-il une dimension qui transcende le temps et l’éphémère ; naît-il de circonstances particulières ? L’oeuvre d’art doit-elle être étudiée pour elle-même ; est-il légitime que le professeur d’histoire s’intéresse souvent d’abord à l’inscription de l’oeuvre dans le temps ? Dans la pratique, nous le savons tous, quel que soit notre objectif final, il est possible de concilier les deux perspectives : respecter l’oeuvre en tant que telle mais aussi en analyser ses rapports à l’Histoire.

L’intérêt pour une oeuvre d’art, quelle qu’elle soit, se traduit d’abord par une phase d’observation qui est aussi celle du ressenti et de l’imprégnation. Sur le plan pédagogique, cette étape clef a l’avantage de permettre la mise en place d’un vocabulaire. En classe, nous avons vite fait de nous appuyer ensuite sur un exemple pour généraliser ; de l’observation d’une oeuvre, nous déduisons les caractères du mouvement dans lequel elle s’inscrit. Quoique le cheminement inverse puisse avoir son intérêt, nous pratiquons donc le plus souvent la méthode déductive. Aussi choisissons-nous une oeuvre “caractéristique”, même si, ce faisant, dans notre souci d’initiation, nous négligeons ce que l’oeuvre a de spécifique, d’original. Ces deux phases, prises dans un sens ou dans un autre, forment le gros de nos cours d’histoire de l’art. Un troisième temps est cependant souhaitable dès le collège et indispensable au lycée : celui de la symbolique, du message dont l’oeuvre est porteuse ; étape de grand intérêt qui permet de s’abstraire du concret, du tangible pour aller à l’abstraction, au sens et qui nous permet, à nous, professeurs d’histoire, de faire le lien avec une façon de penser et de percevoir propre à une époque, à un groupe, à un espace dans lesquels s’inscrit l’artiste. C’est la justification de notre travail sur l’oeuvre d’art et notre apport particulier : l’oeuvre s’inscrit dans un contexte historique (schéma 1).

 

A l’expérience, on se rend compte qu’il n’y a pas d’ordre obligé dans les étapes d’une démarche de commentaire (schéma 2). La plus classique, a priori la plus aisée à mettre en oeuvre, est celle qui consiste à partir d’une description de l’oeuvre, à élargir le champ de travail au mouvement artistique correspondant puis à poser la question du sens (démarche A). Mais les démarches qui consistent à partir du ressenti des élèves (démarche B) ou à jouer sur la surprise (démarche C), pour être périlleuses à mener, sont aussi plus stimulantes intellectuellement et pédagogiquement ; elles supposent de la part de tous – professeur et élèves – beaucoup plus de rigueur qu’il n’y paraît.

 


L’EXEMPLE DU BALDAQUIN DE SAINT-BRUNO LES CHARTREUX

Ce que le professeur doit savoir au préalable

La seconde campagne de travaux a totalement modifié l’église primitive. Dans un délai record (1733-1736), l’édifice a été considérablement agrandi (71 mètres de long), surhaussé, doté d’une nef, d’un transept aux bras arrondis, de chapelles latérales, coiffé d’un dôme de très grande hauteur (50 mètres à l’extérieur), selon les plans de Ferdinand Delamonce secondé par le jeune Jacques-Germain Soufflot. Pour la croisée du transept, Giovanni Niccoló Servandoni, décorateur de théâtre en général et d’opéra en particulier, a dessiné ce baldaquin extraordinaire dont la hauteur est approximativement la même que celle du baldaquin de la basilique Saint-Pierre de Rome. Les profils en furent revus par Soufflot ; et le baldaquin était en place dès 1742. Les travaux récents de restauration nous ont beaucoup appris sur la composition et la mise en place de l’oeuvre. Il reste cependant un mystère : comment les draperies de lin ont-elles été stuquées ? De grosses coutures en unissent les quatre parties. Le tissu a-t-il été trempé dans du stuc, monté sur les échafaudages, drapé et cousu sur place (variante : trempé dans du stuc sur les échafaudages puis drapé sur place) ? Mais le stuc sèche en dix minutes. Les draperies ont-elles été installées d’abord puis stuquées ? Mais comment expliquer la régularité de la couche, même à l’intérieur des replis ? Il faut espérer découvrir un jour le témoignage écrit d’un contemporain dont nous ne disposons pas pour l’instant. Le document de travail pour le professeur donne la composition du baldaquin et montre sa symbolique. à partir de là, il est possible de travailler aux cheminements pour la classe.

La démarche A : description du baldaquin, caractères du baroque, symbolique.

La description du baldaquin suppose qu’on s’efforce de procéder avec ordre : dans ce cas précis, de préférence de bas en haut, ce qui facilite l’imprégnation de la verticalité.

Mais comme le vocabulaire n’est pas encore complètement maîtrisé, on n’hésitera pas à commencer par faire identifier tout ce que les élèves sont capables de nommer puis, en reprenant le sens du bas vers le haut, à donner leur dénomination aux éléments que les élèves peuvent seulement décrire. L’exercice peut se faire en complétant un schéma du baldaquin.

Dans une seconde étape, on reprendra les différents éléments en posant la question du matériau employé ; c’est l’occasion de réutiliser immédiatement le vocabulaire. Cette phase est suivie d’un temps où les élèves complètent le schéma sur ce point. Et, de là, on fera observer que l’architecte a voulu concevoir un décor à la base très solide et utiliser des matériaux de plus en plus légers au fur et à mesure de l’élévation.

Ce baldaquin est caractéristique de l’art baroque qui a submergé l’Europe aux XVII° et au XVIII° siècles. Quelles sont les caractéristiques de cet art ? Ce qui revient à dire : qu’est-ce qui vous frappe dans ce baldaquin ? Les réponses les plus fréquentes sont du type : il est haut ; il est grand ; il est doré ; il est compliqué ; il est beau.

Haut —-> l’élan vertical
Grand —->
Doré —-> la richesse du décor
Compliqué —-> la variété des matériaux
la variété des lignes (droites et courbes)
Beau —-> ???

La notion de beauté est relative ; il faut faire préciser en quoi ce baldaquin est beau : certaines réponses renverront aux caractères précédents. D’autres réponses peuvent conduire à dégager de nouveaux caractères : il est gai ; il utilise de belles couleurs ; il brille sous le soleil.

Couleurs claires,
reflets du soleil
—-> la recherche de la lumière

Sur ce dernier point, on pourra ajouter que les vitraux baroques ne sont pas colorés, que les fenêtres hautes abondent afin que la lumière pénètre largement et fasse “chanter” le décor.

Mais, au fait, pourquoi une pareille construction au milieu d’une église ? Question qu’il faut s’attendre à devoir relancer sous une autre forme : à quoi ressemble ce baldaquin ? Ou bien qu’y-a-t-il sous la construction ? Ce sont l’autel qui sert aux célébrations et le tabernacle qui contient le vin et les hosties (“le pain”) destinés à être distribués par le prêtre aux fidèles à ce que les Chrétiens appellent la “communion”. Cette église est catholique ; il devient évident que les Catholiques attachent la plus grande importance au tabernacle au-dessus duquel le baldaquin se présente comme un dais. Les plus beaux marbres lui sont réservés et, jusqu’à la Révolution , sa porte était en lapis-lazuli, une pierre semi-précieuse. C’est le moment d’introduire un peu d’histoire et de montrer que la Contre-Réforme catholique a voulu insister sur ce qui différencie Catholiques, qui croient en la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées, et Protestants qui, par la communion, commémorent la dernière Cène. L’église est organisée autour de l’autel et du tabernacle tandis que le temple protestant l’est, comme un centre de réunion, autour d’un lieu de parole. On pourra ajouter que d’autres différences de dogme (de conception) sont visibles dans les églises des XVII° et XVIII° siècles, en particulier l’abondance des statues et peintures de Saints et de la Vierge auxquels les Protestants ne vouent aucun culte. On peut aller plus loin par la question : qu’y-a-t-il d’inattendu dans le baldaquin ?

Apparemment saugrenue est la présence de la grande couronne de bois d’où semblent descendre les draperies. Pourquoi cette couronne ? Au-dessus de quoi est-elle placée ? C’est le symbole de la “royauté” de Dieu. “Il faut que Dieu habite en cette église comme un Roi en son palais” écrivait Ferdinand Delamonce au Prieur de la Chartreuse en lui présentant son projet. On tient la clef du décor de cette église mais aussi la clef de l’art baroque religieux : l’abondance, la richesse du décor, l’inventivité sont là pour chanter la gloire de Dieu et appeler le fidèle à s’élever au-dessus de son humaine condition.

 

La démarche B consiste à partir de ce que ressentent les élèves ; elle appelle davantage de doigté. Cette fois, c’est sur les impressions que l’on s’appuie et on sera inévitablement amené à naviguer de l’impression à la description et à la symbolique, ou de l’impression à la symbolique au service de laquelle on trouvera formes et matériaux ( exploiter les réponses des élèves : tableau ) . L’exercice appelle beaucoup de rigueur de la part du professeur, de la discipline de la part des élèves et une solide trace écrite.

On peut enfin adopter un pari plus risqué : celui d’aller directement au sens (démarche C). Après avoir laissé aux élèves le temps de prendre la mesure de l’oeuvre, on demandera directement à quoi sert cette construction peu courante, placée au coeur de l’église, donc manifestement très importante. Il serait surprenant d’avoir la bonne réponse ! Aussi peut-on préciser que cette construction s’appelle un “baldaquin” : qu’est-ce qu’un baldaquin ? Une gravure ou une photographie de dais ou de lit à baldaquin permettra de faire comprendre que la structure permet d’honorer qui est placé en dessous. Mais ici qui est ce “qui” ? La présence du tabernacle d’une part, de la couronne d’autre part donneront le sens de l’oeuvre.

Dans un second temps on passera à la question : quels moyens l’artiste a-t-il utilisés pour faire de ce baldaquin une pièce majeure ? Mise en place de vocabulaire et repères sur l’art baroque en découleront ( tableau et schémas ).

Pour aborder l’art baroque, utiliser l’exemple de Saint-Bruno les Chartreux est d’autant plus intéressant que ce décor se trouve dans une église de Chartreuse, c’est-à-dire dans l’église d’un Ordre particulièrement austère dont les moines mènent quasiment une vie d’ermite (retirés du monde). La sobriété (simplicité) a longtemps été de règle, les projets de toute construction devant être soumis au préalable au Prieur Général de l’Ordre. Toutefois l’esprit de la Contre-Réforme (l’air du temps !) a fini par l’emporter et Dom Le Masson, Prieur Général de 1675 à 1723, a autorisé la construction d’édifices plus beaux à partir de 1687 : mais il ne pouvait s’agir que d’embellir l’église pour la gloire de Dieu (rendre hommage à Dieu), les cellules et les bâtiments communs devant conserver l’austérité, voire le dénuement habituel.

Si l’on veut accepter d’aller directement au sens, il s’avère que la démarche est moins périlleuse qu’il ne paraît et qu’elle conduit à de bons résultats. Elle a l’avantage de donner un fil conducteur à l’ensemble du travail. Elle joue sur la surprise. Elle permet d’aborder le plus difficile lorsque les esprits sont bien disponibles. Mais on prend le risque que des élèves “décrochent” d’entrée de jeu. C’est pourquoi il importe que la seconde phase soit réalisée en complétant des schémas ce qui permet, si besoin est, de “récupérer” toute la classe sur un travail concret et mobilisateur.

Vérifier les acquis principaux doit se faire à partir d’une autre oeuvre, de préférence de nature différente. Ainsi “ l’Ascension” de Jacques Trémolières de 1737, tableau présent dans la même église, dont le cadre magnifique a été dessiné par Soufflot, permettrait de retrouver l’élan vertical, accentué par la composition en triangle, les corps allongés du Christ et des anges ; l’abondance des courbes dans tout le décor ; l’opposition des registres du Ciel, baigné de lumière aux couleurs froides, et de la Terre dans une ombre aux couleurs chaudes; la touche inattendue de rouge donnée par le manteau d’un des apôtres ; la mise en scène par le cadre somptueux où abondent de charmants angelots. On pourrait aussi choisir le “Saint Bruno” (fondateur de l’Ordre des Chartreux) de Jacques Sarrazin de 1628, statue de bois stuqué : l’importance des courbes, la posture qui semble saisie sur le vif, le pathétique de l’expression (l’art de la mise en scène) sont au service d’une description, celle du Saint plongé dans la prière, et d’un message : l’Homme transcendé par sa spiritualité (variante abordable : l’Homme peut trouver des raisons de vivre plus fortes que la satisfaction en biens matériels).

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art?

En conclusion, une définition peut être tentée avec les élèves. C’est la création d’un artiste qui, dans un cadre historique donné, avec des matériaux et des formes choisis par lui, cherche à faire passer un message. Ce message transcende (dépasse) souvent le cadre historique dans lequel il est né; il nous touche ou nous intéresse bien longtemps après la création de l’oeuvre.

 

Sept documents ainsi que des photos couleurs (après la liste) sont à votre disposition. (Cliquer sur les vignettes pour l’affichage en grand format)

  • un tableau : “exploiter les réponses des élèves”
  • schéma 1 (étapes du commentaire) et schéma 2 (3 démarches)
  • un croquis informatif destiné au professeur
  • un fond de croquis pour le travail éventuel de l’élève
  • trois documents de travail pour la classe ( esquisse1, esquisse2, esquisse3), destinés, soit à fixer visuellement les conclusions des échanges avec les élèves avant d’aborder la trace écrite, soit à faire compléter un croquis en sélectionnant parmi ces informations en fonction du niveau.

exploiter les
réponses des
élèves

schémas
1 et 2

croquis destiné
au professeur

fond pour le
travail de l’élève

esquisse
élève 1

esquisse
élève 2

esquisse
élève 3